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Séminaire Histoire de Paris [1] du 17 novembre 2017 : La Sainte-Chapelle

Étienne ANHEIM (EHESS-CRH), « « La chapelle du roi à Paris » : la place de la Sainte-Chapelle dans le dispositif curial et religieux de Paris (XIIIe-XVe siècle) »

Étienne Anheim a soutenu son HDR en 2015 sur la valeur de l’art dans la peinture italienne de 1270 à 1460. Il a participé à une ANR pilotée par David Fiala sur la musique dans les saintes chapelles  (Musique et musiciens dans les Saintes-Chapelles XIIIe – XVIIIe siècle : http://www.agence-nationale-recherche.fr/Projet-ANR-10-CREA-0006). A l’université de Versailles-Saint-Quentin, il a dirigé de nombreux travaux de master et de thèses sur la Sainte-Chapelle, en lien avec l’histoire des archives, de l’art et de la musique. Ses travaux s’articulent avec ceux de Meredith Cohen depuis quelques années. Comme elle, il considère que la Sainte-Chapelle est un espace mixte du point de vue de sa fréquentation. C’est un espace public non seulement avec la micro-paroisse, mais aussi de manière plus large.

Pour lui, elle n’est pas seulement un lieu de culte à Paris, mais elle est au centre d’un réseau de saintes chapelles dans le royaume de France. Il souhaite comprendre le rôle de la Sainte-Chapelle de Paris au sein du dispositif symbolique du royaume.

Pour ce faire, il prend comme point de départ un manuscrit célèbre daté du XIIIe siècle, conservé à la bibliothèque laurentienne de Florence. C’est un manuscrit musical contenant le répertoire de l’école Notre-Dame (Pérotin, Léonin) des années 1240 et venant d’un milieu parisien, d’après le décor et les textes. Il a longtemps été considéré comme relevant de Notre-Dame. Or, on peut l’interpréter de manière différente. Il s’agit d’une commande de prestige. Peut-être s’agirait-il d’un cadeau donné à Louis IX à l’occasion de la dédicace de la Sainte-Chapelle, selon l’hypothèse de B. Haggh et M. Huglo. En effet, le filigrane du premier folio porte une fleur de lys sur champ d’azur. Par ailleurs, le manuscrit contient des pièces qui ne sont pas liées à Notre-Dame, mais qui renvoient à la cathédrale de Sens ou à des événements politiques comme les croisades. Toutefois, il est inachevé. Comment expliquer ce fait, s’il a fait l’objet d’une commande ? Comme il devait être offert lors de la dédicace, peut-être cet événement a-t-il produit l’interruption de sa réalisation. Plusieurs pièces contenues dans le manuscrit, notamment un rondeau, font allusion à des dédicaces d’églises. Même si la commande royale n’est plus contestée, sa destination pose néanmoins problème : Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle ? L’institution destinatrice pourrait être finalement la chapelle de l’Hôtel du roi, ce qui expliquerait l’empreinte de répertoires divers (la polyphonie de Notre-Dame, la politique de Louis IX), sachant que la chapelle est mentionnée pour la première fois en 1261 dans le plus ancien règlement de l’Hôtel du roi. Cela expliquerait aussi que le manuscrit serait resté ensuite dans les collections royales ; Louis XI l’aurait donné à Pierre de Médicis au XVe siècle, d’où sa présence à Florence.

Etienne Anheim souligne l’étroitesse du milieu social et liturgique de l’Île de la Cité au milieu du XIIIe siècle, qui renforce la rivalité entre le clergé de Notre-Dame et celui de la Sainte-Chapelle, sachant que ces deux établissements sont en même temps complémentaires dans les dispositifs spirituels curiaux et urbains. La Sainte-Chapelle apparaît en fait comme une sorte d’OVNI qui ne correspond à aucune réalité juridiquement définie jusque-là. Elle est dite sacrosancta, sacra capella ; le syntagme Sainte-Chapelle d’abord en vernaculaire puis en latin ne devient courant qu’au XVe siècle. On peut la considérer comme l’avatar de la chapelle palatine, d’origine carolingienne. Une charte de Louis VII fonde une chapellenie au sein du Palais royal en 1154, et les rois instituent des chapelains permanents dans certains palais royaux et créent des collégiales royales. Ainsi Louis IX crée une chapelle palatiale royale qui n’est pas la première. Dans le texte de fondation de 1246, sans préambule, il s’agit pour le roi de fonder et d’édifier dans sa domus de Paris une chapelle, destinée à abriter les reliques de la Passion ; la Couronne est qualifiée de sacrosancta et la Croix, de sancta. C’est la sainteté des reliques qui fait la sainteté du bâtiment : en effet, la désignation de « saintes » pour les reliques s’étend au bâtiment. Ainsi, au XIIIe et au XIVe siècle, la chapelle est appelée « chapelle du roi dans notre palais de Paris ». A partir du XVe siècle, elle est désignée comme Sainte-Chapelle ; c’est également à ce moment qu’apparaissent toute une série de saintes chapelles dans le royaume comme sur le modèle posé par Louis IX.

Si Morand en 1790 ne se demande pas ce qu’est une sainte chapelle, il faut attendre Claudine Billot (« Les Saintes-Chapelles (XIIIe-XVIe siècle). Approche comparée de fondations dynastiques », Revue d’histoire de l’Église de France, 1987, vol. 73, n° 191, p. 229-248 : http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1987_num_73_191_3414) pour définir l’institution : pour elle, il s’agit d’une chapelle castrale ou palatine, fondée par Louis IX ou un de ses descendants pour accueillir des reliques de la Passion, suivant un modèle uniforme du point de vue architectural (deux étages, un chevet à pans avec des verrières, des flèches) et liturgique (messes et offices suivant l’usage de Paris). Cette définition toutefois normalise un modèle en le figeant alors même que ces caractéristiques se construisent sur deux siècles et que toutes les chapelles de fondation royale ne les partagent pas : la chapelle royale du Gué de Mauny fondée par Philippe VI en 1328-1329, n’est jamais appelée sainte chapelle (BnF, NAF 3698), ni la chapelle du Vivier-en-Brie ou celle de Vincennes fondée par Charles V.

D’autres chapelles fondées par des princes issus de la famille royale le sont pour des raisons politiques évidentes :

  • Jean de Berry à la fin du XIVe siècle fonde une sainte chapelle à Bourges sur le modèle de la Sainte-Chapelle de Paris.

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    Veüe de la Sainte Chapelle du Palais de Bourges pat Étienne Martellange (Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, RESERVE UB-9-BOITE FT 4 )

  • Jean de Dunois fonde en 1463 une sainte chapelle à Châteaudun pour légitimer sa filiation : c’est un bâtard de Charles VII, devenu chambellan de France en 1439, qui veut mettre en avant sa filiation royale.

Par la possession des reliques de la Passion, Paris devient ainsi la nouvelle Jérusalem ; le souverain se fait trésorier du Christ, distribuant aux princes ce trésor de reliques sur tout le territoire. Les pôles des principautés capétiennes (Moulins, Riom, Chambéry, Bourbon l’Archambault, etc.) bénéficient ainsi d’une triple parcelle de sacralité, des églises, des reliques du Christ et son souverain. Le rôle de Paris est ainsi réfracté à l’échelle du royaume.

En Savoie, à Chambéry, les ducs ont fait construire une chapelle castrale. Ce ne sont pas des descendants directs de Louis IX, sauf par les femmes. Or, leur chapelle est appelée Sainte-Chapelle dans la documentation au XVIe siècle. Que signifie cette expression ? Pourquoi est-elle désignée ainsi ?

Le terme sancta capella s’impose entre 1380 et 1420 dans la documentation pontificale et royale au cours du XVe siècle à la place du simple capella. Cette évolution sémantique correspond au statut de collégiale délivré par le pape, avec un trésorier, le privilège de l’exemption, un trésor de reliques. Par exemple à Riom, une chapelle castrale est édifiée en 1382 par Jean de Berry ; elle devient Sainte-Chapelle en 1488 sous Pierre et Anne de Beaujeu quand ils prennent possession de l’Auvergne. Pour la chapelle castrale de Chambéry, elle devient collégiale en 1467 puis Sainte-Chapelle grâce à Yolande de Savoie, sœur de Louis XI. Ainsi, ce sont souvent les femmes qui transmettent cette postérité.

Le seul texte qui expose brièvement ce qu’est une Sainte-Chapelle est celui de Philibert Boulier, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon, sous Louis XIV, en 1651, qui cite une glose sur la Pragmatique Sanction de Bourges à propos du terme Sainte-Chapelle. Il mentionne en effet que la réunion de 1438 a eu lieu in capitulo sancte capelle, c’est la « Sainte Chapelle de Bourges », comme Charles VII lui-même l’appelle. Cela montre qu’il n’y a pas de Sainte-Chapelle qu’à Paris. Les Dijonnais ont également intérêt à montrer que leur Chapelle est aussi Sainte-Chapelle contre les prétentions des parlementaires parisiens qui voulaient le leur interdire et considéraient que seule la chapelle du palais royal pouvait être appelée ainsi.

Dans la charte de fondation de la Sainte-Chapelle (1246), l’expression de sacra capella sert à souligner le caractère exceptionnel du palais de la Cité. Cette situation exceptionnelle de la Sainte-Chapelle avec un collège de chapelains aux compétences assez floues et précisées par des statuts jusqu’au milieu du XIVe siècle est conservée par les successeurs de Louis IX. Dans le règlement de la maîtrise d’enfants vers 1350, texte normatif assez clair, deux désignations par exemple sont utilisées pour le même personnage : le maître chapelain ou le premier chapelain. L’exceptionnalité de sa fonction voulue par Louis IX apparaît aussi dans l’aspect institutionnel. La Sainte-Chapelle ne reçoit jamais la qualité de chapitre. Elle ne rejoint jamais les collégiales parisiennes. Le pouvoir royal maintient volontairement cette position instable mais singulière de la chapelle parisienne et, au XVe siècle, il ne cherche pas à éclaircir le flou juridique de cette institution.

Les autres saintes chapelles du royaume sont des collégiales, avec un chapitre normalement institué. Dans la charte de fondation de Bourges par exemple, on a l’expression ad instar capelle Parisiensis, mais Jean de Berry ne copie pas le modèle parisien. La référence au modèle parisien manque sa cible, puisqu’elle est unique. Toutefois, l’année 1400 marque un premier tournant dans la construction du modèle de la Sainte-Chapelle.

Le deuxième tournant intervient avec Louis XI. Il fait le don des régales à la Sainte-Chapelle de Paris et fonde une Sainte-Chapelle au Plessis. Il présente la première comme le modèle parfait de la fondation royale, à savoir l’oratoire perpétuel de la grandeur de Dieu qui est aussi la grandeur royale. S’y noue le mythe de la Sainte-Chapelle qui aboutit à l’historiographie moderne du lieu. En 1467, pour Notre-Dame de Cléry, Louis XI fait référence à Paris comme un modèle absolu. Il est le dernier roi à la fréquenter assidûment, il en fait ouvrir la châsse en 1481 pour en retirer un reliquaire. Les années 1460 sont en fait le moment de l’invention de la Sainte-Chapelle telle que nous la connaissons. La fondation de Dunois se fait à la même époque sur le modèle parisien. François de Laval à Vitré en 1471 essaie d’extorquer à Sixte IV le titre de Sainte-Chapelle pour sa chapelle, au motif que l’église de Vitré a été fondée sur le modèle de la Sainte-Chapelle de Paris. C’est le cas aussi, en 1475, quand Jean de Bourbon et Jeanne de France font une fondation à Moulins pour le chant des enfants en référence à ce qui se fait par les enfants de chœur à Paris.

Ainsi, la Sainte-Chapelle de Paris est devenue à la fin du XVe siècle, grâce à Louis XI, un symbole du pouvoir royal imité dans l’ensemble du royaume par la grande noblesse pour ses propres chapelles.

Conclusion

La fondation de la chapelle de Saint Germain-en-Laye en 1238 est associée à celle de Paris, mais le concept de Sainte-Chapelle n’a jamais effleuré Louis IX. Pour lui, elle est une chapelle palatiale superlative, dans l’espace d’une ville qui est devenue la capitale du royaume. Elle reste néanmoins isolée pendant longtemps, mis à part le cas de la Sainte-Chapelle des Angevins de Naples fondée à Bari en 1296. Au XIVe siècle, il n’y a pas de réseau de saintes chapelles, car la fondation de Bari et de celles de ce siècle ne font pas référence de manière explicite à la chapelle parisienne.

Un premier tournant se manifeste à la fin du XIVe siècle, lors de la fondation de la chapelle du château de Vincennes par Charles V. La chapelle du palais de Paris est alors désignée comme Sainte-Chapelle. C’est le moment où la cour royale quitte le palais de la Cité pour le Louvre et où la chapelle de Paris sort de l’orbite curiale. Sans entrer dans le réseau paroissial parisien, elle devient une micro-paroisse, une pseudo-collégiale rattachée au Parlement de Paris. Elle devient également le conservatoire du temps révolu du bon roi saint Louis. Dans les années 1460, sous Louis XI, se définit la notion de Sainte Chapelle, alors que se crée la Sainte-Chapelle de Chambéry autour de la relique du Suaire. A Dijon, après la mort de Charles le Téméraire, quand le duché est récupéré par le royaume de France, la chapelle de Dijon devient elle aussi une Sainte-Chapelle. La queue de comète de ce mouvement est bourbonnaise avec la fondation par les Bourbons de la chapelle de Riom dans les années 1500-1520. Ainsi, ce n’est qu’entre 1460 et 1520 que la conception d’une Sainte-Chapelle est une construction mémorielle achevée. La Sainte-Chapelle est finalement un fantasme du Moyen Âge mêlant la dévotion royale et la centralité christique.

La charte de fondation de 1246 propose non pas un modèle, mais une construction hybride, sur laquelle le doute ne sera jamais levé au Moyen Âge. Ce doute institutionnel est maintenu volontairement. Pour Etienne Anheim, les rois de France ont fait exprès de ne pas constituer la Sainte-Chapelle en collégiale. Ils ont préféré la garder comme un prolongement de leur personne et la maintenir comme chapelle de leur Hôtel. Ce doute institutionnel indiquerait une volonté de ne pas être supplanté par une autre autorité spirituelle. La Sainte-Chapelle a généré de très nombreux procès et une jurisprudence importante. Par exemple, les desservants de la chapelle n’ont pas le droit de s’appeler chanoines mais seulement chapelains. En fait, il aurait été simple de régler ces nombreux procès en modifiant le statut de la chapelle, mais il n’y a pas eu de volonté de le faire. La Sainte-Chapelle est en fait un imaginaire constitué à la fin du XVe siècle, reposant sur une double sacralité terrestre et céleste, initié par le roi et porté par les princes. Elle est finalement faussement privée et vraiment publique.

Discussion

Etienne Anheim (EA) : La constitution de la Sainte-Chapelle comme image mémorielle de la royauté se fait à la fin du XVe siècle au moment où la Sainte-Chapelle n’a plus une place importante dans la cour royale. L’imaginaire de l’âge d’or perdu se développe au moment où elle n’est plus au centre du dispositif. Cela s’accompagne de la mise en ordre de leurs archives par les chapelains et la création d’un ordo par Jean de Mortis. Cet effort mémoriel de reconstruction est symétriquement inverse à la réalité. Finalement, à l’époque moderne, la Sainte-Chapelle est davantage liée au Parlement qu’à la royauté.

Anne Massoni (AM) : Dès la fin du XIVe siècle, beaucoup de chanoines de la Sainte-Chapelle de Paris sont des conseillers parlementaires. La conscience du pouvoir royal est portée par les Parlementaires, d’autant plus facilement que le roi n’est plus au Palais. En fait, à partir du XVe siècle, la Sainte-Chapelle est l’église du Parlement de Paris qui participe de l’idéologie du corps mystique du roi.

Louis Genton (LG) : Concernant les autres saintes chapelles : sont-elles fréquentées ?

EA : On associe la Sainte-Chapelle de Saint-Germain-en-Laye à celle de Paris, mais en fait la Sainte-Chapelle reste longtemps la seule de son genre. Il convient également de distinguer Bourges, Dijon, Chambéry, Paris des autres qui sont de petites collégiales princières et funéraires.

Sonia Fellous (SF) : On constate une volonté délibérée de ne pas transformer les chapelains de la Sainte-Chapelle en chanoines pour les laisser dans la main du roi.

EA : Concernant le réseau des saintes chapelles sur le territoire, il y a la volonté de reproduire à l’échelle locale une autorité forte dans chaque principauté, en Berry, en Bourgogne, ou en Savoie, mais cela reste limité car les traits de la centralité parisienne ne peuvent se reproduire, puisque c’est l’époque de la fin des grands apanages.

SF : Les saintes chapelles sont-elles exclusivement françaises ?

EA : Dans le cas de Bari, ce sont les Angevins de Naples qui l’ont fondée.

AM : On trouve toutefois des imitations en Angleterre par exemple, dans le palais de Westminster, il y avait une chapelle à deux étages.

Nicole Bériou (NB) : On trouve un long passage dans le Songe du Vergier sur les reliques de la Passion (dans la version française et la version latine) avec une mention de la Sainte-Chapelle.

Judith Forstel (JF) : La création de saintes chapelles se met en place quand les rois fréquentent moins Paris.

EA : L’imaginaire des temps révolus se développe quand on n’est plus au centre.

BB : Louis XI paie de sa personne pour investir Paris au fondement de son pouvoir. Il vient à Paris, il fait ouvrir les reliques, il finance des châteaux en Ile-de-France, comme à Senlis, alors qu’il vit en Touraine. Il réinvestit Paris et sa région comme espaces légitimant. Louis XI est le dernier roi à s’être intéressé à la Sainte-Chapelle.

Meredith COHEN (UCLA, Art History), « The function of the Sainte-Chapelle of Paris up to the 15th century: chapel of the king or chapel of the cult of kings? »

« Les fonctions de la Sainte-Chapelle de Paris jusqu’au XVe siècle : chapelle du roi ou chapelle du culte des rois ? »

Meredith Cohen est docteur de Columbia University in the City of New York et est professeur depuis 2010 à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Elle travaille sur Paris au Moyen Âge et notamment sur la Sainte-Chapelle. Son dernier livre s’intitule : The Sainte-Chapelle and the Construction of Sacral Monarchy: Royal Architecture in Thirteenth-Century Paris. Cambridge University Press, 2015.

Elle propose une analyse architecturale de la Sainte-Chapelle, en lien avec le programme politique de Louis IX et les usages liturgiques de l’édifice. La Sainte-Chapelle est un bâtiment construit pour abriter les reliques de la Passion rassemblées par Louis IX entre 1239 et 1248. C’est le seul bâtiment construit à l’initiative du roi, qui existe encore, c’est également le plus magnifique de ceux qu’il a faits édifier à Paris.

La documentation sur le bâtiment est très riche et généralement postérieure à l’édification : nous avons une connaissance approfondie du XIIIe siècle, colorée par une perspective rétrospective, produite par une documentation tardive et le fait que Louis a été canonisé. Le chanoine Sauveur-Jérôme Morand, chapelain des lieux, en a fait une monographie en 1790 (Histoire de la Sainte-Chapelle Royale du Palais, enrichie de planches présentées à l’Assemblé Nationale par l’auteur le 1er juillet 1790, Paris, 1790).

Le livre de Meredith veut retirer cette connaissance accumulée pour évaluer le bâtiment en rappelant son insertion dans le XIIIe siècle, notamment lors des événements passés avant même la construction. Il s’agit de s’appuyer sur les indulgences reçues auparavant. Elle propose également de faire une lecture de l’architecture. La construction a été menée à bien pour célébrer les reliques (couronne d’épines) et promouvoir la cour des rois, la dévotion aux rois terrestres dans la ville de Paris, pour sécuriser le règne de Louis IX et assurer la réputation de la France à l’international. Pour Robert Fawtier (Les Capétiens et la France : leur rôle dans sa construction, Paris, 1942), la période serait la plus faible des Capétiens, jusqu’au retour du roi de la croisade en 1254.

La Sainte-Chapelle n’est pas seulement destinée à la piété du roi et de son entourage, mais elle vise un public plus large et a une véritable fonction publique.

A travers des sources différentes, nous allons voir comment elle a été conçue et construite, à travers les événements, notamment l’arrivée de la Couronne d’épines, la documentation associée (les indulgences notamment), les ordines, et enfin le bâtiment lui-même.

La liturgie

En 1239, la couronne est reçue à Paris lors d’une grande cérémonie, une grande fête parisienne : la procession a commencé en dehors de la ville. Par la suite, est organisée une procession des reliques le jour de la translation de la Couronne à Paris. Gautier Cornut, archevêque de Sens et proche de la famille royale, raconte en 1240 (dans le De Susceptione Coronae Spinae Jesu Christi, RHF 22 : 27) l’anniversaire de la réception de la Couronne. Dans son texte, on apprend les idées qui allaient être liées à la Couronne et sa signification pour la monarchie française. Dans la liturgie de l’anniversaire de cette translation, se trouvent de nombreuses évocations de la France et de la chance qu’elle a d’avoir reçu ce précieux don grâce au roi Louis IX et à sa mère Blanche de Castille. La fête de la Couronne est créée en 1240 (le 11 août) avant même la fin de la construction de la Sainte-Chapelle, dont on ne connaît pas même la date exacte ; la fête est reprise par les Cisterciens d’après Le Nain de Tillemont dans la Vie de saint Louis roi de France (Saint-Antoine-des-Champs est une des stations lors de l’arrivée de la Couronne à Paris), dans l’ensemble de leur réseau monastique.

Concernant la liturgie de la Sainte-Chapelle à l’usage de Paris, le Temporal (cycle des fêtes romaines / liturgie romaine : Carême, Pâques, Noël) est établi, mais difficile à colorer par rapport au lieu. Dans le Sanctoral, pour les fêtes des saints, les offices varient pour chacune d’entre elles, avec une adaptation très libre des modèles liturgiques, une liberté dans la sélection des thèmes et des lectures des Évangiles et des chants comme dans l’office de la Fête de la Couronne d’épines, célébrée par les Prêcheurs le 11 août ou dans la Fête des reliques célébrée par les Franciscains le 30 septembre.

Dans le Bréviaire de Sens (BNF, latin 1028) datant du XIIIe siècle, on trouve des références à la couronne d’épines ainsi que des références politiques, notamment à la place du roi de France.

Dans les hymnes de la Fête de la Couronne, le roi est célébré comme un nouveau Salomon (Louis ou Salomon) ; on trouve également des phrases explicites sur la place de la France et de Paris (ville fameuse, mère de la connaissance). Ces hymnes sont chantés pendant la fête et pendant l’octave après la fête en août (sauf le 15 consacré à la liturgie de l’Assomption). La liturgie est chantée souvent à la Sainte-Chapelle d’autant que la Saint-Louis est fixée le 25 août après 1297. Les références politiques dans ces hymnes sont absentes des versions chantées par les Prêcheurs en dehors de Paris.

Indulgences

Des bulles, des chartes et des indulgences ont été émises pour la Sainte-Chapelle entre 1244 et 1248. Pour ce bâtiment, il n’était pas besoin d’avoir des indulgences pour le financer, puisque le roi s’en occupait. Selon Joinville, Louis IX aurait versé 40 000 livres pour la construction. Le but de ces indulgences est de donner un capital spirituel à la Sainte-Chapelle en attirer les fidèles et les pèlerins. Elles sont proclamées dans les diocèses des évêques qui ont reçu les lettres pontificales. Le public qui écoute ces criées en connaît le contenu. Une question se pose : la connaissance des chartes et l’octroi d’indulgences entraînent-ils le déplacement des fidèles ?

Le 3 juin 1244, une bulle pontificale accorde des indulgences pour les pénitents et les confessés visitant la Chapelle : un an pour le 30 septembre et 100 jours pour l’octave ; un an pour le Vendredi saint ; un an pour le 11 août (Fête de la Couronne d’épines) ; tous les vendredis, 40 jours. Cette première bulle est reprise dans un vidimus et confirmée par les évêques de Paris et Senlis. Une deuxième bulle datée du 6 novembre 1246 ajoute des indulgences pour la Fête de la Dédicace de la Chapelle (un an et 100 jours chaque jour de l’octave) et celle de la Fête de l’Exaltation de la Croix (14 septembre) (un an). Le 26 avril 1248, deux indulgences sont données lors de la dédicace en avril, ainsi que le 27 mai 1248.

En fait, les fidèles ne sont pas censés donner de l’argent lors de ces fêtes, mais y assister. S’ils assistaient à tous les offices, ils pouvaient cumuler les indulgences et réduire leur temps de Purgatoire. L’objectif est bien de donner une grande publicité à ces fêtes et d’attirer le plus de fidèles possibles.

Ordines

Pour savoir s’il y a du monde lors des célébrations, nous disposons d’ordines (des livres décrivant le déroulement des rites des messes dans une église), comme par exemple le manuscrit BNF, lat. 1435, (1350-1400) qui contient une description rituelle.

Le manuscrit 114 de la Bibliothèque de l’Arsenal (vers 1470) montre qu’au XVe siècle, il y a une distinction entre chapelle haute et chapelle basse : en haut le roi et sa famille, en bas les nobles, les clercs et le peuple (populus) qui est en dehors de la communauté cléricale et curiale. Il existait un autel en dehors de la Chapelle devant lequel se font des cérémonies, auxquelles le public peut assister, même à des fêtes qui ne sont pas assorties d’indulgences (Jeudi saint, dimanche des Rameaux, vigile de Pentecôte). Au procès de Marguerite Porète par exemple, un homme raconte avoir vécu une conversion spirituelle alors qu’il était dans la Chapelle basse. Était-ce le cas au XIIIe siècle ? Est-ce que le peuple était également présent dans la chapelle haute ? La plus grande réforme a eu lieu en 1401 quand Charles VI veut rétablir les anciennes pratiques voulues par Louis IX : les chapelains doivent de nouveau dire l’office tous les jours comme ce qui était initialement prévu. Cet ordo mentionne la présence du populus à côté du collegium, c’est-à-dire des chapelains de la Sainte-Chapelle (le dimanche des Rameaux, le Jeudi Saint, le Vendredi Saint, etc.).

Un chantre est installé depuis 1320. A Pâques, le roi chante des versets : c’est une coutume spécifique à la Sainte-Chapelle. Le roi joue-t-il le rôle du Christ ou plutôt celui d’un chanoine ? Le jour du Saint-Sacrement, il déjeune dans une salle avec le trésorier et les chapelains. Lors du souvenir du dernier repas de Jésus, est-ce le roi qui fait le rôle du Christ ?

Processions

De nombreuses processions aboutissent à la Sainte-Chapelle, intégrée dans les réseaux paroissiaux parisiens. En effet, ces processions partaient des paroisses avoisinantes (notamment de Saint-Denis ou de Notre-Dame) et se terminaient à la Sainte-Chapelle. D’autres partaient de cette chapelle. Le 1er mai 1395, 3000 personnes des deux sexes viennent de Saint-Denis à la Sainte-Chapelle pour assister à une messe. En 1400, 36  processions allaient en dehors du palais de la Cité.

Architecture

Sur le plan du palais de la Cité, on comprend que Louis IX a fait construire la Sainte-Chapelle en la reliant par une galerie au palais (il y avait auparavant une autre chapelle, probablement avec une galerie également). Cette construction prend une nouvelle ampleur avec la volonté de créer un espace public à l’intérieur du palais en pendant avec la partie privée du palais de la Cité (plus à l’ouest).

Les clefs de voute de la chapelle haute de la Sainte-Chapelle montent à 27,5 m, celles de Notre-Dame à 32,5 m : ces deux églises se voient en dehors des murailles de Paris, de loin (comme nous pouvons le constater avec la miniature des frères de Limbourg au f.6v du manuscrit Chantilly, Bibliothèque et archives du Musée Condé, 65).

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Belles Heures de Jean de Berry. Chantilly, Bibliothèque et archives du Musée Condé, 65, f. 6v

Les décorations extérieures des parties hautes de la Sainte-Chapelle se voient aussi de très loin. Elles n’existent pas sur les chapelles épiscopales, mais ressemblent à celles que l’on trouve sur les cathédrales. Ces gâbles et ces pinacles forment une sorte de couronne autour de la partie haute de la chapelle. Ces formes architecturales sont un moyen d’indiquer qu’il s’agit d’un bâtiment de culte où tout le monde peut venir pratiquer ses dévotions.

Sur le mur sud de la Sainte-Chapelle, se trouvait un grand escalier droit qui montait de la chapelle basse à la chapelle haute : le Bréviaire de Châteauroux, ms 2, f. 350r, montre que ce n’est pas un escalier à vis trop petit pour les processions et pour recevoir le public.

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Bréviaire à l’usage de Paris (Bréviaire de Louis de Guyenne). Châteauroux, Bibliothèque municipale, 2, f. 350r

Toutes les pierres ont été remplacées lors de la restauration, mais un petit gâble avec un trèfle, perdu sur la façade sud à présent, pourrait être le lieu de la réception de l’escalier quand il existait. Un mur de clôture de la Chapelle est construit au bas de l’escalier en 1318.

Dans la Chapelle, tout est organisé de façon tripartite et autour des reliques : une tribune et un baldaquin qui élèvent les reliques, sont construits avant 1270. Le sanctuaire est clos avec le jubé, puis une deuxième partie pour recevoir le clergé et le roi ; le public se trouve dans la partie antérieure séparée de la deuxième partie par un autre jubé. Les vitraux rappellent cette partition de l’espace : à droite en entrant, ils représentent le roi et les reliques, les rois, Judith, Esther, Ezéchiel, etc. ; à gauche, on trouve des représentations de la Genèse, de l’Exode, des Nombres, du Deutéronome, des Juges, etc. ; dans le soubassement de la chapelle haute, des médaillons peints représentent des saints très vénérés en France : Catherine, Thomas Becket, Denis, Marguerite, Blaise, etc.

La première fondation de la Sainte-Chapelle établit 5 chapelains avec un sous-chapelain et un clerc chacun, et deux marguilliers, soit 17 personnes. On trouve en 1248 quatre autels dans la chapelle haute et un dans la chapelle basse : l’autel majeur est consacré dans la chapelle haute à la Couronne et à la Croix, et dans la chapelle basse, à la Vierge. Il y en a pour tous les chapelains. D’autres autels sont fondés par la suite : Venant (6e prébende en 1339), Denis et Agnès (1367), Pierre et Paul (1313).

Dans le palais de la Cité, vivaient des personnes de statuts différents : des jardiniers, des serviteurs etc. : le palais n’était pas réservé au roi et à sa cour. Pour Meredith Cohen, le roi avait besoin de se montrer et d’être accessible : au XIIIe siècle, il n’était pas coupé du reste de la population. La chapelle basse était fréquentée par les gens qui vivaient et venaient au palais : les chapelains devaient dormir dans la chapelle auprès des reliques pour les protéger. La chapelle haute était également accessible aux gens du commun.

Conclusion

 A travers les processions, l’ostentation de la chapelle dans l’espace parisien et la liturgie taillée pour la vénération des reliques, le peuple participait à la liturgie de la Sainte-Chapelle, une liturgie qui les poussait à vénérer le roi spirituel et temporel.

Discussion

Boris Bove (BB) : Pourquoi ne pas considérer que la chapelle basse était réservée aux gens du commun et la chapelle haute seulement aux desservants, au roi et à sa famille ?

Meredith Cohen (MC) : Pourquoi faire un deuxième jubé, si la chapelle haute était réservée au clergé, au roi et à ses familiers ? Pourquoi élever les reliques pour les protéger si la chapelle haute n’est pas accessible au peuple ? Pour elle, une chapelle à deux niveaux est typique des chapelles épiscopales, mais n’est pas une pratique habituelle pour les palais royaux. Pour elle, le commun n’est pas exclu de la chapelle haute.

Caroline Bourlet (CB) : Comment a été faite la carte des processions ? Qui va à la Sainte-Chapelle et qui va à Notre-Dame ? Qui n’a pas accès à la Sainte-Chapelle ?

MC : Pour la carte, nous avons les sites de l’adventus de la couronne d’épines, par exemple. Pour la deuxième question, c’est difficile à dire qui n’a pas accès à la Sainte-Chapelle. Les indulgences sont adressées à tous les pénitents et à ceux qui viennent se confesser. Pour les fêtes spéciales, il semble que beaucoup de monde pouvait y venir. Dans le Palais de la Cité vivent les artisans, les jardiniers, mais viennent également ceux qui se rendent au tribunal, par exemple, au XIIIe siècle.

CB : Blanche de Castille est-elle derrière la création de la Sainte Chapelle ?

MC : Il n’est pas impossible qu’elle ait eu la main dans sa conception, mais néanmoins, elle voulait que la documentation permanente montre que c’était une fondation royale/monarchique de Louis IX, pas une fondation de Blanche ; tout comme la première fondation, la deuxième, celle d’Aigues-Mortes lors de son départ pour la croisade, est le fait de Louis IX. La chapelle et toujours appelée la chapelle du roi.

CB : La fête de l’arrivée de la Couronne concerne non seulement Paris et le diocèse mais aussi la province de Sens, y a-t-il des fêtes propres à la Sainte-Chapelle ?

MC : A ma connaissance, il n’y a pas de fête propre à la Sainte-Chapelle, mais d’après Arsenal 114, au XVe siècle, la célébration de Pâques était aménagée pour la Sainte-Chapelle ; il y avait même un autel extérieur pour tous les gens qui y assistaient.

Anne Massoni (AM) : au début du XIVe siècle, la Sainte-Chapelle est le siège d’une paroisse personnelle de l’Hôtel du roi : en 1320, une bulle indique les personnes qui servent le chapitre et qui devaient être prises en charge par le trésorier du chapitre, qui est donc leur curé (ces gens se marient, font baptiser leurs enfants à la Sainte-Chapelle).

Séminaire_Histoire de Paris_20171117


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