Séance introductive en visioconférence
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Pierre Chastang : « Mettre la ville en liste: dénombrer, délimiter, gouverner »
Professeur d’histoire à l’université de Versailles-Saint-Quentin, Pierre Chastang a publié sa thèse en 2001 (Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas Languedoc (XIe-XIIIe siècle), Paris, CTHS, 2001) et son HDR en 2013 (La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier (XIIe-XIVe siècle). Essai d’histoire sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013). Il a dirigé le projet ANR Le pouvoir des listes au Moyen Âge – Polima (http://www.dypac.uvsq.fr/anr-polima ; http://polima.huma-num.fr/. Voir également : https://journals.openedition.org/medievales/8221), dont sont issus deux volumes parus en 2019 et 2020, le troisième étant prévu en 2021. Dans ce travail collectif mené autour des listes médiévales, le propos a été centré sur les listes urbaines. De son côté, Pierre Chastang est venu aux listes par la ville et pour la ville, notamment lors de son travail mené dans le cadre de son habilitation sur Montpellier. Dans ce cadre, il a consacré une année aux archives de Montpellier, où il a trouvé de nombreux textes rédigés sous forme de liste. Il a ainsi pu remarquer une omniprésence de ces textes dans les archives urbaines et s’est interrogé sur les raisons de ce phénomène. Il a notamment remarqué qu’elles ont un point commun : le notariat urbain. Ces listes sont en effet créées et utilisées par des professionnels de l’écrit qui possèdent une culture commune.
Quel est le rapport entre les listes et les villes ? La première manière d’aborder la question, c’est de considérer la ville comme un des terrains d’enquête privilégié pour cette forme particulière d’écriture qu’est la liste, sachant que la liste est omniprésente dans la documentation urbaine, sans être une spécificité de la documentation urbaine. La seconde manière est de chercher à comprendre en quoi la liste a des liens plus étroits avec l’expérience communale. Dans ces conditions, il faut repartir de la lecture de Jack Goody (La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979). La liste produit des catégorisations, chaque objet ayant une place particulière et une seule. Il existe une sorte de gradation entre la liste, une forme de raison graphique et les effets cognitifs de la liste. L’analyse de J. Goody a provoqué de nombreuses discussions dans les années 1980. Le Projet Polima a eu ainsi pour objectifs de placer au centre du questionnement les usages et les pouvoirs de la liste, tout en étudiant les contextes sociaux (voir les travaux de Donald Norman sur la psychologie cognitive et Simon Teuscher sur l’histoire urbaine et l’histoire des relations sociales). Une définition de la liste a alors été proposée par Julie Lemarié (CCLE-LTC, UMR 5363) : « La liste est un paradigme dans lequel la co-énumérabilité des éléments est marquée discursivement, graphiquement ou dispositionnellement ».
Avec les travaux de Massimo Vallerani sur les écrits en forme de listes dans les communes médiévales italiennes (2013), est également proposée une définition de la commune médiévale. La ville est un ensemble de biens communaux (terres, murs, rues, valeurs monétaires en circulation, habitants et citoyens). La question centrale est celle du contrôle de ces biens communs ou publics et du gouvernement différencié des habitants et des citoyens selon leur statut. Dans les villes, il est nécessaire de disposer d’un état, ou plutôt d’états des choses, mais aussi des habitants avec une définition de la citoyenneté. Derrière se profile la question de la fiscalité (cf. Pierre Antiboul au XIIIe siècle). La question fiscale, ce n’est pas seulement une question administrative, mais c’est aussi une question juridique et politique (avec le problème de la définition de la citoyenneté et de ses limites). D’après Emanuele Coccia (Le bien dans les choses, Rivages, 2013), « les murs ne se limitent pas à définir dans l’espace les confins des lieux : ils en sont la mémoire et la conscience ». Considérer la monumentalité de la ville comme des éléments d’un imaginaire partagé. La ville est un espace politique architecturé. Concernant le rapport entre la liste et la ville, peuvent être proposés cinq domaines dans lesquels les listes interviennent : les personnes, la monumentalité urbaine, l’espace ou le territoire (avec la question des délimitations), les marchandises et l’argent, l’écrit. D’après Valérie Theis, il s’agit des archives au second degré, c’est-à-dire une mise en liste des ressources écrites qui servent à l’administration des villes. La liste fonctionne à plusieurs degrés et met en relation les différents domaines du listable (co-énumérabilité des éléments). Les listes fiscales mettent en jeu les habitants de la ville, la circulation de l’argent, la question monumentale et spatiale. Il importe donc de croiser ces différents niveaux. Pour Giuliano Milani, il existe un déplacement des informations d’un domaine de production à un autre. Il faut voir la ville comme une poétique de l’espace, pour laquelle il existe une tradition rhétorique ancienne (cf. Madeleine Jeay).
Il reste un travail immense à réaliser, sachant que les listes mettent ensemble des informations différentes. Cette mise en commun d’informations met en lumière les formes de connaissance et de pouvoir spécifiques au monde urbain (cf. listes de la commune clôture de Montpellier ou la description de Paris par Guillebert de Mets). Cela met en évidence le rapport entre compter et conter au Moyen Âge.
- Lucie Tryoen Laloum : « S’affirmer par la liste au chapitre de Notre-Dame de Paris : de l’histoire au territoire »
Lucie Tryoen Laloum est bibliothécaire. Elle a soutenu sa thèse en mars 2020 sur L’écrit au chapitre Notre-Dame de Paris au XIIIe siècle : chartrier, cartulaires, registres. Elle s’intéresse à la gestion du patrimoine par le chapitre Notre-Dame à travers la production des cartulaires. Elle s’arrête aujourd’hui sur la question des listes produites par le chapitre. Ce sont des listes plus ou moins longues, plus ou moins formalisées, pour lesquelles il convient de structurer une réflexion d’ensemble. En effet, les listes sont un immanquable dans les pratiques de l’écrit. Rares au début du XIIIe siècle, elles colonisent le dos des actes, les actes eux-mêmes, les cartulaires. Elles apparaissent comme des outils de la lecture référencée, comme la table ajoutée au Livre noir (Arch. nat., LL 78). Au XIVe siècle, se manifestent de nouveaux usages de la liste, comme pour lister les chanoines présents aux réunions avec un fort formalisme hiérarchique hérité des listes de souscriptions de chanoines des actes au XIIe siècle. Ces listes permettent une structuration de l’écrit, avec une redoutable efficacité pour accompagner les usages pragmatiques, et un fort potentiel symbolique.
Dans sa communication, Lucie Laloum a d’abord abordé le symbolisme de la liste. La première liste évoquée se trouve dans le Livre Noir (p. 127) et concerne des souscriptions capitulaires. Les premiers actes au nom du chapitre et du doyen apparaissent à la fin du XIe siècle avec les souscriptions des chanoines sous une forme hiérarchisée qui perdure au XIIe siècle. Vers 1130-1140, les souscriptions se maintiennent dans les actes du chapitre, mais disparaissent des actes épiscopaux. Avec l’apparition du sceau capitulaire, la corroboration des actes annonce le sceau et les souscriptions des chanoines. Il s’agit d’une matérialisation du chapitre, indépendant de l’évêque après 1130-1140. Vers 1230, au monument de pierre (cathédrale) s’adjoint un monument de papier, le Petit pastoral (Arch. nat., LL 77). Décoré de trois miniatures (intégrées ensuite au Livre des Serments), il devient le support des serments des chanoines et des évêques. Le chapitre doit s’affirmer dans un espace parisien concurrentiel. Le Petit pastoral témoigne de la construction progressive d’une histoire collective. Son dernier cahier contient deux listes de la même main que le reste du manuscrit, la première contenant les noms de 39 rois de France, de Pharamond à Louis IX, et la seconde, les noms des évêques de Paris. Dans ce cartulaire, qui recopie le Livre Noir, les actes sont répartis par autorités. Les actes royaux sont réunis par noms de rois (Charles, Louis, etc.), les actes épiscopaux jusqu’à l’acte n° 31 sont dans l’ordre du Livre Noir, puis par épiscopats. Concernant les actes royaux organisés par noms, il s’agit d’une réflexion qui s’appuie sur la liste royale présente à la fin du Petit pastoral. Le chapitre de Notre-Dame est ainsi inséré dans l’histoire des rois et des évêques, sachant qu’une autre liste de rois était présente sur les portes de la cathédrale de Paris (cf. liste conservée dans BNF lat. 5921, f. non numéroté). La parenté entre les deux listes n’est pas avérée, puisque la liste sur la porte fait remonter la généalogie royale au premier roi chrétien et apparaît comme un pendant à la liste de pierres de la galerie des rois.
Dans un deuxième point, Lucie Laloum a montré que la gestion par la liste permet d’encadrer un patrimoine, des hommes et un espace. Il y a peu de documents de gestion avant le XIVe siècle. La liste s’est imposée comme outil de synthétisation, mais reste rare au XIIIe siècle. Par exemple, les listes copiées dans le Petit pastoral antérieures à 1240 sont des revenus et obligations du prévôt du Grand-Pont et du prévôt de Bagneux. Elles résultent peut-être d’un conflit. Au XIIIe siècle, les énumérations apparaissent au sein des actes diplomatiques : elles font enfler leur taille, avant de prendre leur indépendance. Elles correspondent à une phase de réorganisation institutionnelle pour mieux gérer le patrimoine. En effet, en 1269, un nouveau statut du chapitre règle les revenus des prébendes. Dans le Grand pastoral (Arch. nat., LL 76), la partition des prébendes apparaît juste après ce nouveau statut. Les listes des hommes sont des sources encore plus silencieuses. Ce sont des listes isolées, dont les usages sont difficiles à déterminer. Une liste de prisonniers à libérer (Arch. nat., S 345, n° 36) a été copiée dans un document attaché à un acte (n° 35) daté de 1231 et libérant des serfs. Le document n° 36 est scellé par les sceaux des archidiacres. Il a seulement le dispositif rendant visible les noms des seize personnes libérées. Il semble avoir eu un usage pratique, peut-être devait-il être transmis à la prison du chapitre. Concernant le rapport entre la liste et l’espace parisien, il ne devient visible qu’au XIVe siècle, avec l’apparition de listes spatiales. C’est un outil formel et intellectuel au service de l’appréhension de l’espace. Deux documents du XIIIe et du XIVe siècle mettent en évidence les changements d’usage de ces listes. En janvier 1249, dans un acte sous le sceau du chapitre, sont présentées les modalités d’attribution des maisons du cloître avec l’énumération des 36 maisons du cloître et de leurs occupants. Dans un censier non daté copié dans le dernier cahier du Grand pastoral, ajouté postérieurement, apparaît une liste de ces maisons avec un paragraphe pour chacune d’entre elles. La première maison est localisée à proximité de la porte, les autres sont identifiée par leurs détenteurs. De nombreux ajouts et corrections apparaissent pour les détenteurs, sans aucune modification des redevances. Une analyse précise de ce document reste à mener pour identifier les 37 maisons de la liste et le cheminement suivi. L’identification des chanoines permettrait de connaître le temps d’utilisation de la liste. Au début du XIIIe siècle, a été rédigée la liste des rues dans lesquelles le chapitre à haute, moyenne et basse justice. Copiée dans le Livre noir (p. 350-352), elle a été écrite en français. Éditée par Guérard, elle permet un cheminement dans l’espace parisien.
La liste doit être vue comme un outil de projection sur le futur. Reste la question du vocabulaire : pour les écrits réunis par les historiens sous le concept de liste, le terme de liste n’existe pas à l’époque médiévale. Les termes utilisés sont plutôt expositio ou ordo.