Bénédicte Sère : « L’université de Paris, acteur des polémiques autour du Grand Schisme »
La contribution de Bénédicte Sère sur l’université de Paris vue comme un acteur des polémiques nées autour du Grand Schisme est issue de son habilitation à diriger les recherches à l’université de Paris-Ouest Nanterre soutenue le 6 novembre 2015. Son travail vient d’être publié chez Brepols : Les débats d’opinion à l’heure du Grand Schisme. Ecclésiologie et politique.
Pendant le Grand Schisme, l’université de Paris est un acteur de premier plan. Dans une période de crise majeure, les fidèles sont pris dans la tourmente d’incertitudes religieuses et, en proie au désarroi, ils s’en remettent aux savants et aux experts, c’est-à-dire aux universitaires.
Historiographie
Bénédicte Sère a adopté dans l’étude de cette période un angle textuel en se fondant sur la constellation doctrinale des textes qui se caractérise par une intertextualité systématique. L’étude se focalise sur le deuxième âge du schisme, c’est-à-dire les années 1394-1418, avec l’essor d’un désir d’unité qui prend le pas sur la volonté d’imposer son propre pape. C’est alors que l’université de Paris arrive sur le devant de la scène avec la volonté de prendre en main les destinées religieuses de la France et de s’imposer désormais comme un acteur politique dans le concert des instances décisionnelles traditionnelles de la vie politique. À partir du moment où le Grand Schisme prend fin, des temps nouveaux commencent avec le passage à l’arrière-plan de l’université.
Les travaux sur le Grand Schisme sont anciens, comme on peut le constater avec les ouvrages de Noël Valois, mais Hélène Millet (L’Église du Grand Schisme, 1378-1417 Paris, Paris, Éditions Picard, 2009, 272 p., (Les Médiévistes français)) et de jeunes historiens (A. Jamme, Ph. Généquand, Clémence Revest, Hugues Labarthe, Sophie Vallery-Radot) en ont renouvelé les approches. Les historiens anglo-saxons et allemands se sont également penchés sur les questions des liens entre conciliarisme et concile, entre ecclésiologie et politique pendant cette période.
Pendant ces temps de troubles, l’université a joué un rôle décisif dont elle a eu conscience et fierté. Les universitaires parisiens formés à la disputatio, ont eu la volonté d’affirmer leur pouvoir doctrinal, c’est-à-dire la succession de Paul, face au pape, successeur de Pierre(cf. exégèse de Galates, 2, 11). Cette revendication est à la fois une volonté de prendre des responsabilités et une quête de consécration.
Concernant la perception que l’université et les universitaires avaient d’eux-mêmes, Jacques Le Goff, dans son article de 1964 : « Quelle conscience l’université a-t-elle eue d’elle-même ? », en avait mis en évidence les caractéristiques. Serge Lusignan pour sa part avait montré que l’université voulait tenir un rôle politique à côté du roi. L’ambition de l’université selon Elsa Marmursztejn (L’Autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle, Paris, Belles Lettres, 2007, 431 p.) est d’être un troisième pouvoir (studium) aux côtés du sacerdotium et du regnum. Pour Antoine Destemberg, les prétentions des universitaires à revendiquer un honneur spécifique s’appuient sur le savoir.
Pour aborder cette manière de faire, il a fallu replacer le Grand schisme au sein d’une histoire des controverses. En fait, l’historien se retrouve face à trois historiographies séparées : l’histoire du Grand schisme en lui-même, celle de l’Université de Paris et celle des controverses. L’histoire des controverses est issue de l’histoire des sciences (Science Studies), ce qui donne une clé d’interprétation. La démarche se veut proche des descriptions phénoménologiques. Il s’agit de comprendre comment un énoncé scientifique s’impose au sein d’une communauté savante. Les protagonistes sont alors suivis à la trace. La controverse est en fait un outil pour mieux comprendre la production des savoirs dans leur pratique quotidienne, en se fondant sur le paradigme de la disputatio et de la controverse dans d’autres champs (histoire littéraire ou de la philosophie). La période du Grand schisme est une période riche en rebondissements avec une redistribution constante des rapports de force (travaux sur la disputatio, la démarche scolastique).
Les critères de constitution du corpus
Le corpus se fonde sur la production textuelle dans le contexte des polémiques du temps. Il a été constitué à partir d’un point de départ, le manuscrit BnF latin 14643 (1394-1398). On pensait selon G. Ouy qu’il s’agissait d’un manuscrit contenant des annotations autographes de Jean Gerson, puisqu’il rassemble des textes majeurs de cette période. Or, il s’est vite avéré que les marginalia n’étaient pas de Gerson : elles ne correspondaient pas à ses positions doctrinales. Après lecture, ce manuscrit garde pourtant son énigme et un intérêt exceptionnel d’un point de vue doctrinal et sociologique ; le travail doit donc être continué. Il offre une perspective inespérée pour saisir les enjeux des débats du temps. C’est une première constellation de textes polémiques. Il a été annoté par son propriétaire qui notait les débats et les positions et prenait parti dans les marginalia. Il existe d’autres recueils De schismate qui présentent le même aspect, comme le manuscrit Grenoble BM 988 (qui a la même structure polémique du point de vue de la position du pape). C’est une compilation de textes antithétiques qui visent à assimiler le point de vue de l’adversaire.
À partir de ce genre de textes, on peut reconstituer un espace intertextuel. Ces manuscrits sont des textes où résonnent les polémiques, d’où l’intertextualité comme méthode d’approche d’une sphère polémique.
La méthode est de partir de la constitution codicologique pour constituer un corpus de textes polémiques pour étudier la deuxième période du schisme (à partir de 1394-1398). On y trouve plusieurs sphères polémiques (de la soustraction d’obédience en 1398 à la restitution, après la restitution, au moment du concile de Constance). Chaque moment polémique s’enracine dans des sources manuscrites. Il existe quelques textes-clés qui forment des contrepoints, comme les traités de Gerson, notamment les traités ecclésiologiques et quelques-unes de ses œuvres magistrales, ainsi que les travaux de Pierre d’Ailly.
Cette sérialité des sources permet de saisir une ambiance dans le temps court et de voir le glissement d’une sphère à une autre, ce qui permet de les historiciser et de faire une histoire de la production des savoirs.
Structure d’ensemble
L’habilitation comprend six chapitres sur les pratiques et les genres du débat. Le premier mouvement (chapitres 1 et 2) permet de tracer les réseaux, la circulation et le rythme du débat. Le second mouvement (chapitres 3, 4 et 5) permet de scruter les constructions doctrinales et de saisir comment les débats produisent de la doctrine, avec l’élaboration d’un droit de résistance au pape (1395-1418) et le déploiement de ce fil. Le chapitre 6 reprend le thème de la reformatio définie comme une limitatio au pouvoir pontifical. En 1417, on sait ce que l’on a en tête quand on parle de reformatio. Il y a deux programmes réformateurs : d’un côté celui des théologiens et de l’autre celui des juristes avec des contenus différents et un enjeu identitaire pour chacun des deux corps dans la défense de chaque programme de réforme. Apparaît ensuite la question de la veritas : il s’agit d’établir la vérité de manière dogmatique. Brandir la vérité conduit à une neutralisation des polémiques. Le sixième chapitre étudie l’ambiance des polémiques pour capter une atmosphère. Les débats sont responsables d’une ambiance colorée d’une certaine violence, violence liée à l’intimidation et à la censure. La violence est elle-même le sujet des débats. Or, étudier une atmosphère, une ambiance revient à ériger en objet d’histoire un objet évanescent. Il faudrait entremêler l’histoire des polémiques et des émotions, car elles s’alimentent et se nourrissent.
Restitution du décor : débats d’opinion
Le silence des sources est aussi important que les sources elles-mêmes. Le silence se love dans les textes. Jean Gerson écrit sept traités en l’espace de trois mois après une période de silence. On se trouve dans une ambiance de censure.
Les textes évoquent un certain scrupule et des remords de conscience comme au moment de la soustraction d’obédience. Il y a la peur des représailles et des règlements de comptes, celle des périls, des accusations, des sévices, comme on peut le constater en 1402 dans l’épître de Toulouse qui se pose contre la soustraction d’obédience. C’est un manifeste anti-parisien publié en faveur de la restitution d’obédience. On y dénonce une mise au pas et un silence imposés aux réfractaires dans cette ambiance, avec des mesures répressives. La méfiance et la suspicion s’installent. Avant Constance, les universitaires sont méfiants. Une bipolarisation se crée. Le paroxysme de la méfiance est le concile de Constance qui s’ouvre dans une ambiance lourde.
La violence circule d’un camp à l’autre. Les intimidations se font selon les rapports de force. En 1395, Simon de Cramaud domine, mais en 1397 c’est au tour de Louis d’Orléans. En 1398, est imposée la soustraction. C’est un régime de violence symbolique (non-dits, interdits, censures, pressions politiques). Puis, le vent tourne en 1402. En 1406-1408, s’opère un nouveau changement avec une reprise en main de l’opinion publique autour de Jean Sans Peur. Il y a un retour de balancier contre le restitutionnisme. Dans ces conditions, peut-il y avoir liberté de discussion ? Ne serait-ce pas plutôt une illusion de controverse, avec une alternance entre silences et virulences ? Comment les polémiques jouent-elles dans les interstices de ces modes de censure dans un contexte de retournements politiques très rapides ?
Quel est l’enjeu de ces polémiques et de cette violence symbolique ? Quelles sont les lignes de force qui circulent au sein du monde universitaire ? Il s’agit en fait de la polémique intra-obédientielle. L’université n’est pas monolithique. La violence est le signe d’une crise de conscience au sein de l’université, avec des efforts pour redéfinir son identité :
- Elle a la volonté de s’affranchir du pape pour acquérir une autonomie doctrinale qui s’appuie sur l’exégèse de Galates, 2, 11 : les universitaires se donnent le droit de reprendre le pape avignonnais, comme Paul a repris Pierre. La manière dont les universitaires investissent la figure de Paul montre leur volonté de produire de la norme et de s’affranchir du pouvoir pétrinien.
- Elle a la volonté de participer au pouvoir politique, comme on peut le voir avec les Requêtes de l’université au roi en 1395 pour pousser à la réunion d’un concile national. Dans ce programme le roi délègue aux sages et savants pour sortir de la crise ecclésiale. L’université avance la force de son expertise pour participer au concile du roi (cf. Jean Gerson, Vivat rex). Le théologien se pose comme le conseiller naturel du pouvoir, c’est un sage que les conciles doivent consulter.
- Elle prétend au monopole du contrôle de l’opinion publique avec des effets de pression pour imposer une ligne universitaire. Les maîtres deviennent des hommes publics, l’universitaire sort de sa sphère. Jean Gerson diffuse ses thèses lors du concile de Constance.
L’échec de cette ambition est le rêve manqué d’un monopole, d’où des crispations et la multiplication des écrits en dehors de l’université. L’honneur des universitaires est sensible. L’histoire du Grand Schisme peut se faire ainsi à travers les polémiques, les débats et les émotions. Ce contexte de crise provoque une sismicité très grande. Les partis se durcissent, les réseaux se dévoilent, avec une montée du sectarisme. Il y a un affrontement entre dogmatisme et résistances, avec une violence propre aux deux camps.
Discussion
Anne Massoni (AM) revient sur l’histoire des émotions en évoquant une arrestation du doyen de Saint-Germain l’Auxerrois, Guillaume de Gaudiac, dans la capitale pendant cette période. Qui sont les personnages qui pensent de telle ou telle façon ? Quelle est leur dimension sociale ? Ne seraient-ils pas dans l’entourage du roi ? Qu’est-ce qui fait que la décision de soustraction ou de restitution se tient ?
Bénédicte Sère (BS) : On repère des réseaux, des clientèles. Il y a une opposition entre maîtres séculiers et juristes, lesquels sont plutôt soustractionnistes alors que les maîtres théologiens sont plus conservateurs. Louis d’Orléans a sa mouvance avec Pierre d’Ailly favorable à Benoît XIII, anti-soustractionniste. Le fameux annotateur qui n’est pas Jean Gerson est proche du milieu parlementaire dont il restitue la vision ecclésiologique, c’est une vision soustractionniste et juridique.
Thierry Kouamé (TK) s’intéresse à la vision des controverses autour du Grand Schisme en évoquant l’arrestation de Guillaume de Longueuil en pleine séance lors de la lacération des lettres de Benoît XIII. Concernant les textes De schismate, combien y en a-t-il ? Est-il possible d’établir une chronologie fine, c’est-à-dire une datation des traités à l’année près ? Quels en sont les auteurs ? Est-ce que l’on retrouve un lien entre opinion émise dans un traité et ce qui est dit dans la sphère publique ?
BS a rassemblé 250 textes pour constituer son corpus. Elle a mené un travail par sonde pour reconstituer les polémiques dans l’obédience avignonnaise. La datation des textes peut se faire grâce à l’actualité intense. On peut dater grâce aux polémiques (1395 : voie de cession) des textes incertains jusqu’ici comme certains sermons de Gerson.
TK : Ce sont les recueils ou les textes que l’on peut ainsi dater ?
BS : Les textes, car la mise en contexte recèle des éléments doctrinaux qui renvoient aux polémiques très circonscrites. Elle a mené un travail exhaustif sur le recueil de Paris, BnF, lat. 14643. Pourquoi un propriétaire demande de compiler ce type de recueil particulier ? Pourquoi un même texte peut-il être copié plusieurs fois dans un même recueil ? La juxtaposition des traités dit quelque chose de la polémique. On peut établir une datation très serrée à partir des polémiques. Comment les auteurs s’expriment-ils dans la sphère publique ? Selon un jeu de retrait et de retour.
TK : Y a-t-il des auteurs, des propriétaires de recueils qui s’expriment dans la sphère publique ? Comment s’expriment-ils dans les assemblées ?
SB : Pierre d’Ailly par exemple ne cesse de changer de position. À Constance, il manipule ses textes pour dire qu’il a toujours été conciliariste : il faut donc prendre garde aux effets d’optique de l’archivistique. À Constance, il est père conciliaire. Il a eu une proximité avec Benoît XIII. La chronologie est donc chaotique doctrinalement et les recueils peuvent avoir été manipulés après coup par leur agencement de textes antérieurs.
Maria Gurrado (MG) revient sur la quarantaine de recueils De Schismate étudiés et jugés comme représentatifs. Combien en reste-t-il ? L’analyse codicologique a été importante : en quoi a-t-elle aidé ? Comment la main du copiste a-t-elle été identifiée pour le recueil parisien ?
SB : pour le ms Paris, BnF, lat. 14643, attribué finalement à Guillaume de Longueuil, on a plusieurs éléments : des annotations soutractionnistes, une couleur juridique de ces annotations et un personnage très infiltré dans les milieux universitaires, un grand ténor du temps. Par élimination avec les autres grands ténors du temps, Guillaume de Longueil a émergé comme la figure la plus plausible pour être le correcteur-annotateur et compilateur du recueil. Hélène Millet a validé cette hypothèse. Il y a beaucoup de recueils à la Bibliothèque Vaticane (48 recueils), ainsi que pour la sphère avignonnaise. Le critère de sélection s’est fait à partir du BnF, latin 14643, mais aussi en utilisant toutes les allusions exhaustives de Noël Valois.
Marlène Helias-Baron (MHB) : Comment et combien de fois les termes reformatio / reformare apparaissent-ils dans les textes ? Que signifient-ils exactement ?
SB : La réforme est quelque chose qui émerge au fil de la chronologique dans les textes. Au début, c’est un concept creux, sans contenu. A la fin de la période, il s’est chargé et on peut en circonscrire une définition claire.
AM : Est-ce que les Parisiens ont été sensibles à ce type de débats ? Est-ce que cela leur échappait totalement ? Quels sont les relais ? Jean Gerson était curé de Saint-Jean en Grève.
SB : Jean Gerson était curé, il dirigeait des moniales dont sa sœur, il assistait au chapitre Notre-Dame de Paris (donc fréquentait de nombreux cercles – humanistes, universitaires, parlementaires, politiques, etc.) et écrivait des traités. Il disposait donc d’une caisse de résonnance. Au travers des réseaux humanistes ou autres, les idées circulaient.
TK rappelle que l’exercice type du bachelier biblique, c’est de faire des sermons dans les églises de Paris. Devant le roi, on ne s’exprime pas de la même manière que dans une église devant des paroissiens. Une des façons de faire grève pour les universitaires est de faire une grève des sermons.
Antoine Destemberg : « L’université dans Paris : déploiements liturgiques et appropriation de l’espace urbain à la fin du Moyen Âge »
Antoine Destemberg a soutenu sa thèse en 2010 et l’a publiée en 2015. Elle est intitulée : L’honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social, Paris, PUF (Le nœud gordien). Il s’agit d’étudier la construction d’une nouvelle identité universitaire.
Son intervention a deux angles d’approches, à savoir les problématiques spatiales par rapport aux pratiques religieuses des Parisiens. Dans le registre de la liturgie, on trouve des formes de ritualités communautaires, avec une dynamique de l’appropriation de l’espace parisien par les universitaires. Leur religion est une religion civique qui s’accompagne d’une tentative de domination universitaire de l’espace parisien.
La documentation est peu abondante et peu précise. Les statuts contiennent en effet des mentions brèves et peu explicites. La documentation de la pratique est un peu plus riche, mais n’est pas antérieure aux années 1350-1400. Les registres s’efforcent de consigner les pratiques liturgiques. La documentation comptable mentionne les processions puisque chacune d’entre elles est l’occasion d’une dépense. Les actus scolastici sont des signes de cohésion et d’identité communautaire et concernent à la fois les processions, les messes et les cérémonies funéraires. L’université forme une communauté liturgique (cf. statuts de Robert de Courson). De façon classique, la communauté se structure autour d’une liturgie célébrant ses morts.
Évolutions des pratiques liturgiques
On remarque d’abord une grande dispersion des pratiques liturgiques universitaires au début du XIIIe siècle. L’université n’a pas de bâtiments en propre. Elle est plutôt faite d’hommes que de murs (cf. Etienne Pasquier), même si des écoles ont été acquises. Pour la vie liturgique, c’est la même chose. La vie religieuse des maîtres et étudiants est dispersée. Les maîtres et étudiants fréquentaient l’église paroissiale, c’est-à-dire une des six églises paroissiales de la rive gauche. L’abbaye de Saint-Victor assume dès 1212 un rôle pastoral auprès des étudiants (cf. en mai 1222, on fait un rappel à l’attention des maîtres parisiens qui ne doivent pas s’opposer à la volonté des étudiants d’aller à Saint-Victor pour suivre les offices ou assister à des funérailles). Le paysage religieux de la rive gauche a été modifié par l’arrivée des Dominicains en 1221. Ils attirent auprès d’eux une grande communauté de fidèles avec de nombreux maîtres et écoliers. La prédication après les offices des dimanches est destinée aux universitaires. Ces Dominicains récupèrent en fait la clientèle des étudiants et des maîtres. Deux messes solennelles sont prévues pour les maîtres vivants le 6 décembre et le 3 février pour les maîtres décédés. Ils ont la charge des funérailles des maîtres. Ainsi la memoria universitaire est confiée aux Mendiants, ce qui est finalement un obstacle pour la constitution d’une memoria propre à l’Université. On remarque une incapacité à fonder une liturgie communautaire (cf. 1230-1231, les sermons coram universitate se font en cinq lieux sur la rive gauche et en deux lieux sur la rive droite dont Saint-Antoine).
À la fin du XIIIe siècle, s’affirme l’apparition d’une liturgie au sein des nations et des facultés. Le paysage institutionnel change, ce qui crée un nouveau cadre liturgique pour les étudiants et les maîtres. Se forment des communautés plus étroites, émanations d’associations spontanées destinées à l’entraide et à la protection mutuelle. Les statuts de la nation anglaise-allemande affirment une volonté de polariser la communauté. Vers 1280, s’opère une forme de translation depuis l’institution centrale vers les nations et les facultés. Cela s’accompagne d’un mouvement de cléricalisation accrue vers 1320-1330 avec des condamnations à des amendes pour ceux qui seraient absents lors des messes communes. Il s’agit peut-être d’une réaction à ce qui se passe au sein des collèges qui imposent des messes communes hebdomadaires puis quotidiennes à leurs boursiers. C’est la mise en place d’une concurrence liturgique pour éviter la dispersion. C’est également l’époque où apparaissent les premiers calendriers universitaires. Les jours de fête sont mentionnés comme : « non legitur ». Le terme « festive » est utilisé pour un jour célébré par une partie de l’université. Au milieu du XIVe siècle, plus de 80 jours sont dits « non legitur » en plus des dimanches. Chaque nation a ses saints, mais il n’y a pas de liturgie commune.
Ainsi se remarque le polycentrisme liturgique et mémoriel de l’Université. L’absence de bâtiment universitaire se voit dans la liturgie et la mémoire. Les maîtres qui ont des prébendes dans les églises cathédrale et collégiales, se font enterrer au sein de ces églises, d’où une dispersion des lieux d’inhumation. Outre les Jacobins, on observe la présence d’universitaires dans les obituaires des églises et monastères parisiens. Ils sont très présents à Saint-Victor, Sainte-Geneviève et aux Mathurins. La multiplication des collèges universitaires a renforcé ce polycentrisme, d’où la constitution d’un réseau mémoriel. Il n’existe pas d’obituaire pour l’Université, mais il existe des obituaires de collèges. La memoria ne devient pas commune, mais se manifeste une tentative de créer une communauté liturgique en 1278-1304, lors de conflits avec le milieu bourgeois parisien, avec des demandes de réparations. Se mettent alors en place des chapelles pour célébrer la mémoire des morts de l’Université. Il y a en effet une chapelle à Sainte-Catherine du Val des écoliers, plusieurs chapellenies au couvent des Mathurins. C’est la première étape de la spatialisation de la memoria universitaire. Au début du XIVe siècle, une chapelle privée est confiée à l’université. En 1348, le premier chapelain (Jean Buridan) se trouve à Saint-André-des-Arts, dont l’Université obtient le patronage en 1345. Au début du XVe siècle, deux autres chapelles sont ajoutées. L’église Saint-André-des-Arts joue donc un rôle grandissant dans ce paysage à partir d’initiatives privées.
Ce mouvement s’amplifie à partir de 1370 à partir d’initiatives des nations et des facultés pour célébrer la mémoire de leurs membres. La nation est en effet une fraternité qui doit s’intéresser à ses morts. L’église Saint-Côme et Saint-Damien se retrouve ainsi sous le patronage de la nation anglaise-allemande en 1361. En 1436, la nation française regrette de ne pas avoir ce genre de célébration et occupe dès lors une chapelle du collège de Navarre. L’obit de Jean Buridan par la nation picarde a une dimension communautaire. La mémoire de Guillaume d’Auxerre est célébrée par l’ensemble des maîtres de l’Université aux Mathurins le 3 novembre, mais au XVe siècle, seule la faculté de théologie rappelle cet obit, alors que les autres facultés font ce jour-là une célébration des morts.
Dans les registres des doyens de la faculté de médecine à partir de 1395 apparaît la célébration d’une messe des morts, le lendemain de la fête de saint Luc. La convocation se fait per juramentum avec une célébration à Saint-Jean de Jérusalem.
L’Université souhaitait-elle lutter contre cette dispersion ? Pour les universitaires, l’Université c’est la ville elle-même, du moins la rive gauche. En fait, on observe la constitution d’un réseau pour mailler la rive gauche de Paris, voire au-delà. C’est la stratégie des familles échevinales parisiennes (voir les travaux de Boris Bove). C’est une stratégie polycentrique. Paris rive gauche devient un espace liturgique.
Cas spécifique des processions
Les pratiques processionnelles polarisent l’espace. C’est également le cas des processions périodiques et spéciales pour des événements plus ponctuels. Les pratiques liturgiques habituelles se déroulent dans le cadre des nations, des facultés et des collèges. Les processions générales rassemblent l’ensemble de la communauté. La majorité des processions se fait à l’intérieur des murs d’une église alors que les grandes processions ont lieu dans tout l’espace parisien.
Pour faire la typologie des ces processions, on peut utiliser la documentation, mais cette dernière est fragmentaire et accorde peu de place aux rites processionnels. On trouve néanmoins quelques brèves mentions (cf. calendrier du XVIe siècle de la nation picarde). Est connue notamment l’existence d’une procession en l’honneur de saint Bernard aux Bernardins. En 1361, les ermites de Saint-Augustin font une procession pour la translation des reliques de saint Augustin. La documentation des collèges peut être utilisée (cf. grammairiens de Hubant ou collège de Navarre). Les livres de comptes consignent les dépenses.
On compte 330 processions de 1393 à 1492. Ce sont des processions extraordinaires ou en l’honneur du recteur. Une explosion du nombre de ces déambulations universitaires se remarque à partir du milieu du XVe siècle. Parmi elles, on recense 16 processions qui sont des processions générales avec d’autres corps constitués de Paris, mais la plupart du temps l’Université préfère processionner seule. En effet, la question qui se pose pour une procession générale est celle de l’ordre du cortège. Il est donc nécessaire de faire une entente préalable. Les processions en l’honneur du recteur apparaissent pour contrôler l’actualité. Le recteur a un mandat de 3 mois et à l’issue de de ce mandat, on organise une procession.
Concernant les trajets et les stations, pour 267 processions, les destinations sont identifiées. Le point de départ est le couvent des Mathurins. 17 sanctuaires différents sont visités auxquels le recteur envoie une notification, parmi lesquels on trouve Notre-Dame, Sainte-Catherine, Sainte-Geneviève, Saint-Germain-l’Auxerrois, Saint-Martin-des-Champs, Saint-Magloire (66 %). Ce sont des destinations assez proches de ce que l’on observe pour le chapitre Notre-Dame ou le Parlement. On visite chacun des sanctuaires les plus importants au cours de l’année pour quadriller l’espace parisien. Les processions sortent de la rive gauche pour gagner l’île de la Cité et la rive droite dans un mouvement d’unification de la ville. Les processions en dehors de la ville sont extrêmement rares, sauf jusqu’à Saint-Paul et Saint-Victor, sans doute pour des raisons juridiques.
Il s’agit d’une occupation symbolique de la ville. C’est une domination urbaine par le biais de la procession. L’étude anthropologique de la procession (cf. Bourgeois de Paris) montre la volonté d’exprimer la multitude. Les processions sont convoquées per juramentum. Elles sont donc bien fréquentées. Elles associent les maîtres et étudiants deux par deux, ce qui forme un long ruban qui s’étend sur des centaines de mètres depuis les Mathurins. La volonté est d’unifier les trois rives par le cortège. L’espace de la ville est ainsi figé au rythme des pas des maîtres et des étudiants, d’où la multiplication des tensions. Si le cortège est perturbé par des attaques, cela est considéré comme un outrage. La ville de Paris est un espace socialement en conflit. Il y a une compétition pour la domination de l’espace urbain. Les processions passent par des monuments commémorant la punition d’outrages faits à l’Université.
Conclusion
Le sujet des pratiques liturgiques des universitaires parisiens n’est pas épuisé. L’entrée par la liturgie des morts permet d’avoir une vue d’ensemble des pratiques religieuses universitaires. Que sont les funérailles ? Que se passe-t-il lors des entrées dans la ville ? Ce réseau liturgique multipolaire et rayonnant montre que l’Université est la ville.
Discussion
Caroline Bourlet (CB) remarque que sur la carte projetée pendant l’exposé, lors des les processions universitaires, les paroisses n’existent pas. Les points d’arrêt sont des abbayes ou des couvents. C’est un marquage de la ville, mais n’incluant pas les Parisiens.
Antoine Destemberg (AD) ne connaît pas le parcours exact des processions. Les points de passage restent inconnus. À la fin de la procession, il y a une messe et un sermon. Il faut donc de la place pour accueillir tout le monde. Si la procession se fait à la fin d’une grève universitaire et que les Parisiens n’ont pas eu de sermons depuis longtemps, la fin de la procession se fait à Saint-Magloire où les sergents ne peuvent pénétrer. Il faut peut-être lire ces étapes en termes de juridiction.
Boris Bove (BB) : Les processions se fondent sur la visite des lieux de mémoires des martyrs étudiants. Ces lieux se trouvent principalement sur la rive droite. Les altercations ont lieu avec les sergents soutenus par les bourgeois, dans un espace où la protection est moins forte.
AD évoque quelques cas de ces lieux de mémoire sur la rive gauche.
TK : L’ordre des processions est un ordre symbolique. Plus on est loin du recteur, moins on est honoré. Quelle est la place des maîtres ès arts et celles des chapitres collégiaux et monastères qui sont hors du cadre universitaire ? Y a-t-il des conflits de loyauté entre Université et d’autres corps. Ces religieux sont intégrés dans université.
AD : L’ordre est aussi une question de couleurs des vêtements. C’est aussi une question d’esthétique.
TK : Les maîtres ès arts n’ont pas voix au chapitre et n’ont pas a priori de place institutionnelle quand ils ont quitté université.
AD : Les avocats du roi au Parlement sortis de l’université doivent aller auprès du pape pour se libérer de leur serment à l’Université. Lors de la soustraction d’obédience lors du Grand Schisme, il y a eu une consultation de l’ensemble de la communauté. Une urne a été placée aux Mathurins pour accueillir les cédules. Près de 10 000 cédules auraient été collectées. C’est une communauté active et une communauté associée. Cela donnerait 10 000 membres de l’Université au début du XVe siècle, soit peut-être 10% de la population parisienne.
Hélène Noizet (HN) : Les processions restent à l’intérieur de la muraille de Philippe-Auguste sur la rive droite.
Sonia Fellous (SF) : Y a-t-il des mentions de processions universitaires avant la fin du XIVe siècle ?
AD : On trouve une mention sous Philippe Auguste, mais rien de précis avant la fin du XIVe siècle. Lors des cortèges funéraires du roi, les universitaires s’arrêtent à la chapelle Saint-Denis, au moment où les moines de Saint-Denis remplacent les chanoines de Notre-Dame. Au Sud, il y a une croix au-delà de laquelle les universitaires ne vont pas.
HN : Quelle est la part des cortèges de l’université par rapport aux autres corps ?
AD : Des processions pour action de grâce sont organisées après une victoire royale. C’est une volonté de marquer la cohésion parisienne, mais l’Université n’aime pas car cela dilue sa hiérarchie interne.
HN : La place des processions des membres de l’Université ne serait-elle pas liée aux pressions des autres corps et ordres qui voudraient garder leurs bénéficiaires ?
AD : Cela dépend de la hiérarchie symbolique. Jusqu’au niveau de chanoine, on mentionne les titres universitaires.
TK : Les anciens universitaires préfèrent processionner dans leur nouvel ordre plutôt qu’avec les anciens maîtres ès arts.
Prochaine séance : vendredi 13 janvier 2017 au Centre Félix-Grat (IRHT, 40 avenue d’Iéna) 14h30-17h30